J’ai 8 minutes pour vous dire que l’absence de volatilité… c’est de la dynamite !
Cygne noir ? Cygne blanc ? Etait-il vraiment possible de prédire l’épidémie du Covid-19 et son impact sur les marchés financiers? Certes, les épidémies sont légions dans l’Histoire de l’humanité, mais comme l’écrit J. Diamond dans « Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », cette même Histoire nous enseigne que ce n’est pas tant le stress auquel il est soumis, que sa propre réaction audit choc, qui détermine le plus souvent la trajectoire d’un système socio-économique. A ce titre, était-il imaginable que de nombreux gouvernements décident, en temps de paix, de confiner l’ensemble de leur population, et ce faisant, qu’ils acceptent d’organiser une récession mondiale ? Quelle que soit la couleur du cygne, l’événement et surtout sa gestion controversée nous invitent à nous interroger sur la façon dont il convient de prendre des décisions en « situation extrême », c’est-à-dire dans un contexte évolutif, incertain et risqué. C’est précisément le défi que doivent aujourd’hui relever investisseurs, en particulier institutionnels.
Quel sera l’impact de la pandémie sur le comportement des agents économiques et donc sur le potentiel de croissance structurel de l’économie mondiale? Quel sera l’impact sur les préférences rendement/risque des différents intervenants de marché et donc sur la dynamique des différents actifs financiers? A quoi le monde d’après ressemblera-t-il, si tant est qu’un monde nouveau nous attende ? Il est encore trop tôt pour répondre à ces différentes questions. L’étude des systèmes complexes nous apprend que ces derniers ne sont en effet pas, ou du moins qu’ils sont peu prédictibles, du fait notamment de phénomènes dits émergents, dont la nature et la probabilité d’occurrence dépendent du chemin suivi par le système. En d’autres termes, il n’est tout simplement pas possible de réduire ex-ante le comportement de notre système socio-économique à une simple formule mathématique. L’avenir nous le dira…
Toutefois, nous pouvons d’ores et déjà tirer une leçon essentielle de cet épisode que l’on pourrait qualifier de cathartique. Si les Lumières ont bel et bien fait reculer l’obscurantisme, la Science n’a fait que masquer le « hasard sauvage » auquel la Vie nous expose, menant à une certaine « illusion de contrôle ». Force est de constater que dans un monde hyper-connecté, pétri d’interdépendances, le contrôle que nous pouvons exercer, tant au niveau micro que macro, est somme toute relatif. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à exercer toute forme de contrôle, et s’en remettre à la chance. Certainement pas. Cela signifie qu’il faut accepter l’incertitude radicale à laquelle nous sommes confrontés, sans d’ailleurs toujours le réaliser, et s’organiser en conséquence pour ne pas se retrouver dépourvu quand la bise viendra… Pour paraphraser Confucius, il s’agit d’une certaine manière de « se préparer pour le pire, espérer le meilleur et prendre ce qui vient ». Comment l’“Investisseur Intelligent” est-il sensé procéder?
“Celui qui ne peut se souvenir du passé est condamné à le répéter” G. Santayana
La sagesse conventionnelle renvoie tout naturellement le gestionnaire d’actifs à la Théorie Moderne du Portefeuille, et aux travaux de H. Markowitz (Markowitz(1952]). La diversification n’est-elle pas supposée être le seul « Free Lunch » en finance ? Le principe est simple : il suffit pour réduire la variabilité des rendements d’un portefeuille, de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Magique ! Enfin, presque… Comme le disait le fameux coach des Yankees, P. « Yogi » Berra : « si en théorie il n’y a pas de différence entre la pratique et la théorie, en pratique, il y en a une ». Les investisseurs l’ont appris à leurs dépens, lors de la « Grande Crise Financière » de 2008. Les espérances de gains des différents actifs ainsi que leurs volatilités et leurs corrélations ne sont pas stables dans le temps; loin s’en faut ! Des portefeuilles pourtant a priori bien diversifiés ont ainsi été submergés par les soubresauts de marchés générés par la crise des « subprimes ». Les « Esprits Animaux » ont succédé à la « Grande Modération », donnant en quelque sorte raison à H. Minsky, qui affirmait que « chaque état du monde nourrit en son sein les forces qui mèneront à sa propre destruction ». Les investisseurs portent aujourd’hui encore les stigmates de cette première grande crise de l’ère moderne, d’aucun dirait, de mémoire d’homme.
Chaque crise est l’occasion de mettre à l’épreuve les pratiques établies et questionner les idées reçues. La crise de 2008 a par exemple permis de prendre conscience de trois choses importantes : 1/ la diversification n’est pas une panacée, 2/ les risques réels peuvent être très différents des risques perçus, 3/ actif et passif sont les deux côtés d’une même pièce. Sur le premier point, nous avons touché du doigt en 2008 les limites de la sacro-sainte diversification. Il est en effet apparu, après la chute de Lehman Brothers, qu’en diversifiant leurs portefeuilles à l’extrême, dans l’espoir de voir disparaître cette volatilité qu’ils ne sauraient voir… les investisseurs ont tous fini par être plus ou moins exposés aux mêmes risques, générant ainsi une sensibilité accrue des différentes classes d’actifs aux mouvements de panique, et donc un risque majeur de re-corrélation. Sur le deuxième point, la crise des fonds monétaires dynamiques, a permis de réaliser qu’il fallait se méfier des apparences. Si les risques auxquels nous nous exposons déterminent notre profil de rendement/risque sur le long-terme, les performances enregistrées sur le plus court-terme peuvent nous donner une information trompeuse sur les risques effectivement pris. Beaucoup ont en effet réalisé avec stupeur que les quelques points de bases supplémentaires qu’ils gagnaient avec certains fonds monétaires « tiltés » l’étaient au prix d’une exposition à ces fameux Subprimes. Ô surprise, l’actif dit sans risque n’était donc pas dénué de tout risque… Sur le troisième point, enfin, il est devenu évident que les actifs d’un investisseur ne peuvent plus/pas être gérés sans prendre en considération ses engagements. La meilleure illustration nous a été donnée par les hedge funds, dont les actifs se sont révélés être nettement moins liquides que leurs passifs durant le krach de 2008, ce qui s’est traduit par une pluie de « Side Pockets ». Toute ressemblance avec des faits récents ne serait que pure et fortuite coïncidence…
L’industrie de la gestion d’actifs a formulé deux propositions structurantes pour relever ces défis : 1/ l’investissement factoriel (« Factor Investing »), et 2/ l’investissement basé sur les objectifs (« Goal Based Investing »). La première, qui bénéficie déjà d’un certain succès commercial, s’est développée sous l’impulsion du fonds souverain norvégien et d’une étude commanditée au sortir de la crise. Résultat ? Les primes de risques associées à des facteurs de risque tels que « Value », « Size », « Momentum », « Low Vol », etc., expliquent l’essentiel du niveau et de la variabilité de la performance d’un fonds, même géré activement. Ces briques élémentaires permettent non seulement de mieux comprendre les sources de performance, mais elles ont également le bon goût de présenter des corrélations plus faibles et surtout plus stables que les classes d’actifs traditionnelles. Elles offrent donc la possibilité de construire des portefeuilles diversifiés plus robustes. Seule ombre au tableau, si un nombre croissant d’investisseurs réorganisent leurs portefeuilles autour de ces facteurs, et non plus autour des classes d’actifs, comme cela est le cas aujourd’hui, nous avons de bonnes raisons de penser que leurs corrélations connaitront le même sort que celles des classes d’actifs. Le risque de passif (commun) serait en effet mécaniquement « transféré » des classes d’actifs vers les facteurs, puisque les investisseurs, qui seraient toujours affectés par les mêmes biais cognitifs et comportementaux, continueraient à acheter/vendre les même choses au même moment, et cette fois-ci, il s’agirait de facteurs… La deuxième proposition est encore balbutiante. L’enjeu est de taille : permettre aux investisseurs de financer de façon optimale, tout au long de leur vie, leurs besoins, leurs envies, en les intégrant de façon explicite dans le processus de conception de la solution d’investissement. Conformément au “Théorème de Séparation” (Tobin [1958]), l’investisseur doit allouer ses capitaux de façon dynamique entre un portefeuille de couverture, qui doit lui permettre de financer ses besoins, et un portefeuille de performance, qui doit lui permettre de générer un surplus. La révolution de la personnalisation de masse est en marche (Martellini [2016])!
“C’est quand la mer se retire que l’on voit ceux qui se baignent nus” W. Buffett
Ceci étant, la principale réponse à la « Grande Crise Financière », celle qui a façonné les marchés financiers tels que nous les connaissons aujourd’hui, a sans nul doute été la perte totale d’appétit pour le risque de la part des investisseurs. Traumatisés par l’effondrement des prix des actifs financiers, les investisseurs n’ont en effet eu de cesse, depuis 2008, de fuir le risque, ou du moins le risque perçu (la volatilité). Les espérances de gains n’ont bien évidemment pas été révisées dans les mêmes proportions, ce qui a naturellement conduit à un transfert des risques normaux, vers les risques extrêmes, et pour reprendre la distinction introduite par F. Knight (Knight [1921]), popularisée par D. Rumsfeld, des risques modélisables (les « known unknowns ») vers les risques non-modélisables (les « unknown unknowns »). Les qualités de signatures des dettes détenues en portefeuille se sont progressivement dégradées, de même que les tailles des capitalisations boursières, les termes de liquidité, le niveau de sophistication des produits, la transparence, etc. Ce phénomène de transfert (et non de contrôle) des risques a lui aussi été poussé à l’extrême, à la faveur de l’intervention des banques centrales, bien sûr, mais aussi d’une très/trop grande intermédiation dans l’industrie de la gestion d’actifs ; avec tous les travers que peuvent avoir les relations d’agence dans un environnement aussi incertain. Même s’ils ne se manifestent pas pour le moment, les invariants d’une crise systémique sont bel et bien en place : levier relativement élevé et en progression avec une inadéquation croissante entre la liquidité à l’actif et au passif. Une piqure de rappel était donc nécessaire…
Comme le souligne N. Taleb dans son ouvrage « Antifragile : Les bienfaits du désordre », les systèmes complexes se nourrissent du chaos. Qu’ils soient de nature physique, biologique ou même socio-économique, ils ont besoin de chocs pour renforcer leurs mécanismes internes de stabilisation. Or, depuis plus de 10 ans, l’objectif premier de tous les intervenants de marchés a été d’annihiler ces chocs, en privilégiant des véhicules d’investissement peu volatiles (produits de taux), des actifs non-valorisés à un prix de marché (Immobilier, « Private Equity », infrastructure), ou encore des produits complexes (produits structurés). Ce faisant, ils ont comprimé la volatilité, leur permettant, en second tour, d’augmenter de façon significative le levier dans le système. La sonnette d’alarme a été tirée le 5 février 2018, avec l’épisode du « Volmaggedon », qui a vu certains produits misant sur la baisse de la volatilité implicite des actions US (inverse-VIX) perdre 95% de leur valeur en à peine 30 minutes ! Plus l’énergie accumulée par le système est grande, plus le retour de bâton est brutal … Même si cela peut sembler paradoxal, étant donné les risques systémiques que l’on peut voir poindre ci et là, il est urgent que les investisseurs acceptent (enfin) la volatilité et qu’ils se décident à prendre des risques ; mais cette fois-ci, ils doivent le faire de façon consciente, sélective et bien sûr, raisonnée.
Le principe du vaccin n’est-il pas de stresser le système immunitaire de façon à ce qu’il génère les défenses nécessaires pour pouvoir faire face à un plus gros choc le cas échéant ?
Pour reprendre un acronyme à la mode : « There Is No Alternative » (i.e., TINA). Il est urgent de repenser la prise de risque !